Trust. « Papa, papa ! » La voix haletante et aigüe d’une gamine de six ans se fondait parmi le crissement de pneus sur l’asphalte humide et le chant intempestif des oiseaux. Ma robe bouffante bleu pâle flottait avec le vent au rythme de mon allure, tandis que mes poumons se comprimaient à chaque foulée que j’effectuais. Le vent me fouettait au visage, et faisait danser mes boucles couleur châtaigne sur mes épaules.
« Papa, tu veux bien me pousser sur la balançoire ? » Je me situais à présent à bonne distance afin que mes yeux puissent distinguer sa silhouette à la fois sécurisante et imposante. Il me jaugeait de ses grands yeux bleu glacier de manière si tendre, que je craignais qu’il ne me file entre les doigts, tel un nuage si je m’aventurais à le toucher.
« Bien sûr, ma chérie. Mais ta sœur y est encore, attends ton tour. » Ma chérie. Il avait prononcé ce petit nom avec une telle emphase qu’il était parvenu sans le moindre effort à éviter une de mes petites crises quotidiennes.
« Mais papa… Elle est dessus depuis plus d’une heure… » Mes joues rosies par le soleil de l’Oklahoma s’emplirent d’air, et une moue boudeuse prit vie sur mon visage poupin. Il s’agissait là d’un de mes nombreux subterfuges pour obtenir de lui ne fut-ce que la plus futile des choses, et qui à ma grande satisfaction, fonctionnait encore à merveille. J’observais innocemment le balancement nonchalant de ses bras lorsqu’il se dirigea vers ma cadette. Et sans prévenir, un sourire narquois vint élire domicile sur mon visage. Et ce fut ainsi pendant des années. Je savais pertinemment bien que de cette manière, mon père parviendrait à annihiler de ma mémoire de fillette le vide créé par le départ précipité de maman. En effet, je la revois encore la main cramponnée sur la poignée de notre porte en chêne, les traits durcis par le courroux et la poitrine secouée par de multiples sanglots.
« Je ne voulais pas en arriver là, mais c’est beaucoup trop. » Je revois mon père tentant tant bien que mal de la retenir, la main gauche agrippée fermement à son avant-bras droit. On distinguait même ses veines du fait qu’il resserrait ses doigts autour de son bras chétif.
« Je t’en prie, Emma… Réfléchis-y, pense à Gaïa. Tu lui briseras le cœur… Pense à moi, à nous, ce qu’on a construit ensemble. » Maman pivota légèrement de façon à ce que son visage pâli par la douleur se situe à moins de dix centimètres du visage de papa, embruni par la honte. D’un geste vif, elle se dégagea de son emprise. Ce geste semblait aussi symboliser la fin de leur vie commune. Pour de bon. Son regard, pourtant si chaud et rassurant, était à présent froid et menaçant, et s’était accroché sur les prunelles de son ancien compagnon. La colère crispait ses doigts squelettiques sur la poignée, tandis que son souffle gagnait en cadence.
« En ce moment, je pense surtout à tout ce que tu as pu détruire en ramenant cette gamine à la maison. » A reculons, maman quitta le domicile dans lequel elle avait vécu une bonne partie de sa vie. Mais à présent, celui-ci redevenait un foyer inconnu à ses yeux, si ce n’est la présence d’un homme qu’elle a jadis aimé, et une enfant qu’elle a jadis porté dans son corps à présent meurtri. Pendant ce temps, j’assistais à la scène, les genoux encore tremblants serrés contre ma poitrine, ma tête lourde de tristesse posé sur ceux-ci. Avant que la porte ne se referme derrière elle, je lui chuchotai un
« Je t’aime » inaudible, mais sans doute remarqué.
Faith. « Gaïa ! Rends-moi mes cookies ou je vais le dire à papa ! » Une voix stridente m’ôta de ma nostalgie. Je clignai des yeux trois fois, avant de me trouver nez-à-nez avec cette petite peste qui me servait occasionnellement de sœur. Ses yeux étaient mouillés de fausses larmes, son nez rougi par la grippe et sa bouche dégoulinante de Nutella. Un frisson de dégoût remonta le long de ma colonne vertébrale. Visiblement, cette gamine n’avait pas évolué question propreté, songeai-je. Ignorant ses jérémiades, je contournai cette silhouette pleine de pâte à tartiner et de miettes de biscuits coincés entre ses dents, et fonçai tête baissée vers mon antre tel un grizzli affamé, tout en évitant le regard interrogateur et trop insistant de mon père. Après avoir fermé à double tour la porte de ma chambre, je pouvais enfin vaquer à mes activités. Ma chambre ne ressemblait en aucun cas à une chambre-type d’adolescente de quinze ans. Aucun poster de
Gossip Girl ou de
Rihanna ne pourrissait mes murs, aucune boulette de fringues n’obstruait le passage vers mon lit simple. Non, au contraire, un poster grandeur nature du guitariste Slash dominait le village et une guitare acoustique laquée noire trônait au pied de mon bureau en bois de merisier. Un chien en peluche prénommé Buster guettait attentivement mon arrivée au bord du lit, et un papier-peint couleur prune recouvrait les murs de ma forteresse.
« Take me down to the paradise city where the grass is green and the girls are pretty… » La sonnerie de mon portable m’arracha une fois de plus de ma léthargie ambulante. La vision du nom affiché sur l’écran me fit l’effet d’une décharge électrique. Et c’était à chaque fois pareil lorsqu’il m’appelait, qu’une de mes amies prononçait vaillamment son nom, ou encore qu’il me rendait visite à l’improviste (et en cachette du Marines.)
« Hey Seth, quoi de neuf ? » Cette phrase à peine sortie de ma bouche provoqua une quinte de ricanements de la part de l’intéressé, tandis que les joues s’empourprèrent par le simple fait de déceler le son de sa voix.
« T’es ravie de m’avoir au téléphone, n’est-ce pas ? Avoue que je t’ai manqué. » Il avait chuchoté cette dernière phrase, comme pour prévenir que j’étais la seule à l’entendre. Mes doigts s’emportèrent dans un tremblement incontrôlable, que je tentais de dissimuler en enfouissant les mains à présent moites sous les fesses, comme s’il pouvait déceler l’effet qu’il produisait en moi.
« Bah, si on veut, ouais. » Dieu savait à quel point je mentais comme un arracheur de dent, y compris Seth. Mais il ne parut pas relever, car il bifurqua sur un autre sujet.
« Ouais. Bon, un de mes potes organise une soirée, ce soir, et j’veux t’y emmener. Y pas de soucis, hein ? » Je déglutis face à l’annonce de cette fameuse soirée. En un sens, je redoutais un peu de côtoyer à nouveau ses amis quelque peu douteux. Chez Seth un soir, l’un d’eux avait déjà tenté à maintes reprises de me peloter pendant que Seth fumait son pétard sur le balcon. Consciente du drame que j’aurais pu causer si je caftais à Seth, j’ai trouvé légitime de conserver ce mauvais souvenir pour moi. Mais il était hors de question que Mr. Mains-Baladeuses ne réitère ses « exploits » une fois de plus à une fête où l’alcool ne manquerait pas, mais où une fois de plus, Seth s’éclipserait, me laissant aux prises de types assoiffés de jeunes vierges.
« Alors, tu viens ou pas ?? » Absorbée par mes songes, je n’avais apporté aucune réponse sa proposition, et il s’impatientait. Ce qui était tout à fait juste. Après qu’un long soupir quitta ma bouche sans prévenir, je lui répondis enfin, non sans une pointe de remord.
« Ouais, je viendrai avec toi. On fait comme d’habitude ? » Le comme d’habitude signifiait qu’à neuf heures tapantes, à l’heure ou le Marines se sera assoupi devant une énième rediffusion de « Man vs. Wild », je m’évaderai de ma cellule à tâtons avant de courir sans regarder derrière moi jusqu’au pick-up vert bouteille rongé par la rouille de Seth. Mais étrangement, un frisson d’inconfort parcourait mon corps élancé. Je savais que cette soirée n’augurerait rien de bon.
Fear. « Alors, ça donne quoi ? » Me pressait Thaïs, d’un ton à la fois surexcité et angoissé. Nous étions toutes deux enfermées depuis plus d’une demi-heure dans la salle de bain, à gamberger sur une situation qu’aucune jeune fille de mon âge ne souhaiterait traverser dans sa piètre vie. Ce jour-là, mon père était parti nous faire quelques courses. Afin de ne pas avoir de mauvaises surprises, Thaïs avait passé une commande listée sur un papier plus long que mon avant-bras. Pour une fois, elle ne m’avait pas déçu. J’étais assise en tailleur sur la cuvette des toilettes, agitant frénétiquement mon pied gauche afin d’évacuer le stress. La tension était à son comble, je me sentais telle un boxeur au moment du dernier round, au moment où il s’apprêtait à mettre KO son adversaire. Je regardais le petit écran sans réellement le voir, et une multitude de sensations s’empara de mon corps encore impuissant. Ma respiration était saccadée, mes membres étaient engourdis, et une goutte sueur glacée descendait le long de mon dos.
« Gaïa, dis-moi, merde ! » Ses paroles résonnaient comme au beau milieu d’une falaise. Un bourdonnement agaçant captait mon attention. Néanmoins, j’étais la seule à l’entendre. Sans prévenir, une larme se logea au coin de mon œil droit, m’obligeant à l’essuyer d’un revers lâche.
Positif. Ce mot tourbillonnait dans ma tête, s’entrelaçait parmi mes pensées, se fraya un chemin jusqu’à mon cerveau.
« Comment ça, positif ? Gaïa, t’es enceinte ?? » Je l’avais prononcé tout haut. Je secouai la tête comme pour chasser un mauvais rêve, mais non, j’étais bel et bien éveillée. Cette annonce me fit l’effet d’une méga gifle. Une bonne grosse gifle comme on en voit dans ces films à l’eau de rose desquels Thaïs ne cesse de se languir. Un petit être était en train de se développer en moi, et ce sans même m’en informer.
« Jure moi de ne rien dire, tu entends ? » Lui glissais-je entre deux sanglots. A voir sa réaction, j’avais sans doute hurlé. Elle me regarda d’un air entendu, avant d’ôter délicatement de mes mains le test, comme si c’était un bien rare qu’il fallait à tout prix préserver.
« Je te le promets. On est sœur, pas vrai ? » Ses derniers propos m’ont rappelé à quel point j’avais besoin d’elle. A quel point elle comptait plus que tout au monde. Même si je la blâmais constamment, sous la colère, du divorce de mes parents, Thaïs resterait ma sœur. D’un air nostalgique, je caressais délicatement mon petit ventre qui ne tarderait à grossir. Mais pas dans cette maison. Papa ferait une attaque. Alors il fallait que je fuie au plus vite, comme l’avait fait Seth quand je lui annonçai la nouvelle. L’image de ma mère me parvint soudain à l’esprit. Elle seule, à l’exception de Thaïs, pourrait comprendre ma détresse. Au terme de nombreuses recherches qui s’avérèrent fructueuses, je me trouvais au milieu de ma chambre. Deux valises remplies à ras-bord gisaient sur la moquette couleur framboise, grandement ouvertes.
« T’es sûre de vouloir faire ça ? Parce que tu sais… T’es pas obligée de t’en aller… » Voilà comment faire culpabiliser quelqu’un en quelques malheureuses secondes. Thaïs était affalée sur mon lit, son attention était absorbée par moi-même pliant machinalement mes t-shirts et autres effets personnels. Le strict nécessaire était ce qui me valait deux immenses valises. Le reste, je le trouverais sûrement dans les poubelles ou dans des friperies à mon arrivée en Floride. Ironie, bien entendu.
« Arrête Thaïs, ne me fais pas ça. » Mes mains entrèrent en contact avec le froid de ses joues, que je rassemblai en une coupe.
« Tu vas me manquer, mais les téléphones, ça existe. Ne fais pas comme si je partais en Sibérie ou un truc dans le genre… » Ma dernière remarque lui arracha un léger sourire. Ce sourire allait bel et bien me manquer. Mais qu’elle se rassure, j’avais blindé une poche d’une de mes valises d’une multitude de photos d’elle, d’elle et moi plus rares. En quelque sorte, je l’amenais indirectement avec moi, ce qui apportait un peu de chaleur dans mon petit cœur fragile.
Hope. « Allez ma jolie, bouge un peu ton petit cul et apporte-moi une bière fissa. » Je tentai tant bien que mal de dissimuler une grimace de dégoût, mais rien à faire. Cette bande d’ivrognes aux cheveux sales et aux vêtements semblables à des haillons était le type même de clients que je servais chaque soir chez Hooters. Et l’uniforme règlementaire n’améliorait pas la situation. Cela a beau vous paraitre minable, voire malsain d’employer de jeune filles comme serveuses uniquement en fonction de leurs atouts, mais moi, c’est mon gagne-pain. Après tout, depuis que mon enfant avait été placé contre mon gré à l’adoption et que ma mère m’avait foutu à la porte de chez elle parce qu’elle se sentait honteuse devant son nouvel époux d’assumer que sa propre fille soit tombée enceinte à seize ans, je n’ai eu guère le choix que de prendre cet emploi dans la mesure où je devais financer mes études de psychologie, mon loyer, et accessoirement, de quoi manger. Donc je répétais la même vieille rengaine chaque soir : Une main baladeuse que je remets courtoisement (ou non) à sa place, une bière qu’un client, visiblement maladroit, renverse stratégiquement sur ma poitrine « par accident », une bagarre d’ivrognes que je dois arbitrer. Voilà le quotidien de Gaïa Edelstein, ratée de vingt-et-un ans. Et je vous autorise à rire à gorge déployée, pour un pourboire de cinquante cents.